Alors ce matin, j’ai envie de vous dire quelque chose. Et vous savez, dire, ce n’est pas rien, c’est un acte performatif, qui transforme le réel. Au Commencement était la Parole et la Parole était avec Dieu. Le Nouveau Testament est littéralement Parole d’évangile et Jésus passe son temps à dire «en vérité, en vérité je vous le dis». En Islam, c’est pareil : Mohamed reçoit la Révélation à l’oral et c’est par le fait de dire la profession de foi que l’on devient musulman. Dire, c’est agir aussi au quotidien : le juge dit la loi, le contrat oral vaut obligation – lorsqu’on dit « je le veux » et qu’on épouse quelqu’un, par exemple. On n’a qu’une parole, d’homme ou d’honneur.
Oui, décidément, dire, c’est un acte essentiel, créateur, qui transcrit le réel et l’impacte profondément. Alors, c’est sans doute pour cela qu’on demande aux décideurs, chefs d’état, patrons, etc. de nous dire des choses. Sauf que ce qu’ils font, ce n’est pas dire : ils communiquent et c’est trèèèès différent.
Tenez, par exemple, récemment, on a eu droit au bilan de l’action gouvernementale. À cette occasion, et pour présenter la chose à la presse, Khalfi, porte-parole du gouvernement et El Othmani, son chef, ont communiqué. Et c’est à ne pas piquer des hannetons. Ainsi, ils nous parlent du bilan des 120 jours en 120 mesures – ça, c’est choc, qui n’a pas eu lieu au bout des traditionnels 100 jours à cause des « vacances estivales » c’est moins choc, parce que en gros, déjà, un sixième du temps, ils n’ont rien fichu. Mais attendez, c’est pas fini : bilan dans lequel – je cite Khalfi, sur ce coup, parce que c’est trop beau, « l’accent a été mis sur les réalisations et les mesures qui ont eu un impact sur le citoyen et l’entreprise » – alors c’est vrai que c’est mieux que de mettre l’accent sur les mesures ayant eu un impact sur les chèvres et les rhododendrons, sait-on jamais.
C’est toujours pas fini – précisant que le bilan « passe en revue les chantiers prévus pour les mois prochains » – c’est ballot dans un document qui est censé faire le point sur ce qui a déjà été fait – et ce, « dans le cadre de l’action gouvernementale », ce qui est heureux, vu qu’on ne lui demandait pas non plus de nous faire des prédictions à la Madame Soleil sur notre vie amoureuse.
Ouais. Ce serait drôle si ce n’était pas dramatique mais ce n’est pas du tout spécifique au Maroc. Hélas, nous vivons tous dans un monde de communication – pas une boite un tant soit peu importante qui n’ait pas de com’ interne, par exemple. Or si dire est créateur, communiquer est destructeur. La langue de bois, c’est un peu comme le chèque en bois : faut pas la prendre pour argent comptant. Mais c’est encore plus grave, car la langue de bois n’est pas simplement vide, elle paralyse le langage, détruit des concepts bref, vous interdit de penser. C’est ce que nous explique Orwell dans 1984 lorsqu’il fait de son héros un de ceux qui purgent les dictionnaires de tous les concepts potentiellement subversifs pour les remplacer par des mots simplifiés et toujours positifs qui empêchent de penser la révolte contre le totalitarisme.
Et c’est exactement ce que nous vivons : on ne sabre pas le droit du travail, on réforme. On n’est pas en récession, mais en croissance négative. On ne fait pas un licenciement collectif, mais un plan de sauvegarde de l’emploi. On ne vous exploite pas sans aucune garantie quand vous travaillez façon uber, vous devenez entrepreneurs de vous-mêmes. Les jeunes au chômage ne sont pas dans la mouise, ils sont des jeunes avec moins d’opportunités (si, si, je vous jure, vous chercherez, l’expression existe, mais pour faire encore moins pensable, on les appelle carrément les JAMO). D’ailleurs, en général, vous n’êtes pas pauvre, mais défavorisé (c’est la faute à pas de bol), vous n’êtes pas handicapé mais à mobilité réduite, le patron ne cherche pas à faire du pognon sur votre dos, ni même à capitaliser sur votre force de travail, c’est désormais un partenaire, acteur décisif de l’emploi, etc.
La novlangue a ceci d’extraordinaire qu’elle est créative, elle change tout le temps et utilise tous les artifices. Tenez, l’oxymore : la croissance verte, c’est impossible, le principe même de production détruit l’écologie. Le pléonasme, comme la démocratie participative – réfléchissez, la démocratie contemplative, vous connaissez ? L’importation de mots étrangers, de termes pseudo-techniques et d’abréviations : quand votre N+1 veut brainstormer le brand content avec toute la team des user experience managers pour voir comment augmenter le R.O.I. (comme dans retour sur investissement), vous savez que vous allez passer deux heures à l’écouter ne RIEN dire ! Etc. ad nauseam.
Alors s’il vous plaît, cessez de saluer les efforts et/ou les talents de communication de politiques, de financiers ou de chefs d’entreprise. Exigez qu’ils vous disent et vérifiez simplement que c’est le cas : si cela a un impact sur le réel, c’est bon. Sinon… Ce n’est pas qu’ils vous prennent pour des imbéciles, juste pour des lapins de six semaines. Et ça commence à me fatiguer.
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