Se rêver autre, plus beau, plus grand, plus fortuné, plus séduisant qu’on ne l’est… C’est, par définition, depuis la Nuit des temps, l’un des traits, des aspects les plus évidents, récurrents, les plus puissants de la nature humaine… Après tout, qui dit que les gravures rupestres n’étaient pas, déjà, à leur manière, à la fois représentation essentielle, pour l’Homme, du Monde, tellement fascinant et effrayant, certes, qu’elles étaient, aussi, comme une manière de projeter sur la paroi des grottes, une forme de besoin irrépressible de réparer ce même monde toujours inachevé, à compléter, à finir…
Mettons, donc, que ce besoin d’en rajouter, d’en faire plus, ou d’en avoir plus soit le travers ontologique de l’Homme, notre lot de départ, et que cette affaire soit, presque bouclée…
Depuis le début… Mais voilà, le rôle de la culture, des traditions, des religions, de toute sorte fût longtemps de réparer, de redresser et de réduire en l’Homme, le démon de l’excès, de l’insatisfaction, quelques fois, il faut le dire aussi, de la manière la plus brutale, et même injuste…
Le 20ème siècle, en vérité, aura réglé cette question, et nous voilà, depuis que le 21ème siècle s’est levé, en prise avec la puissance, nécessaire, et rédemptrice et tyrannique liberté d’être soi, n’être que soi, de le dire, de le montrer, de le signifier à chaque seconde…
Quelle importance chacun de nos gestes a-t-il pris, un café bu le matin devient, dès lors qu’il est pris en photo, un véritable moment, un petit événement, qu’il faut, très vite, et dès lors, montrer à toute la communauté, qui ne peut pas, dès lors, et si vite, réagir à ce moment historique !
Et que dire, si, à un certain autre moment de la journée, je suis pris dans un embouteillage, et qu’alors, je signale ma position, pour dire que cela fait au moins vingt minutes que je n’avance que d’un mètre, toutes les dix minutes… Photo, donc, de l’embouteillage en question, qui sera partagée, et largement commentée… Et l’on pourra lire que « cette ville n’est plus vivable », « qu’il va falloir faire quelque chose », oui, c’est terrible, et heureusement qu’il y a des j’aime, des j’adore, des grognements, des encouragements, pour que la vie nous pèse moins…
Ah, oui, la vie… Laquelle ? La retouchée, la filtrée, de bleu, de jaune… La vie des images, celle de nos égos gonflés à bloc, montrés à leur meilleur, toujours sortis d’une séance de maquillage électronique, choix des angles, construction de véritables journaux intimes, diffusés, likés, fabrication de vies qui, en vérité, ont permis de donner sa véritable, sa puissante, son affreuse carrière à ce qui s’annonce déjà, au fond, comme une sorte de cristallisation de soi, dont il n’est pas vain de penser qu’elle s’accommode très bien, de cette inflation de ce qui, dans le quotidien, – un café, un embouteillage -, prend la dimension d’une singularité, d’une œuvre d’art…
Dans laquelle, l’autre, et c’est bien le propre, l’autre se doit de poser un regard sans cesse admiratif, car ce sont bien les termes du contrat, nous serons amis à condition que nous échangions nos admirations réciproques, à condition que nous ne dévoilions pas le secret de nos vies où tout est unique et singulier, à chaque seconde, pour chacun de nous… Tous retouchés, et, en vérité, tout refusé.
Du réel, qui fait que nos yeux, s’ils sont cernés, nos visages boutonneux, nos cheveux mal coiffés, nos teints fatigués, le sont pour les jours où nous sommes aussi rayonnants, et joyeux… Et que cela porte le nom de Vie !
Il se peut bien, qu’à l’instar des autres, des milliards d’autres qui peuplent ce monde d’autant de milliards de retouches absurdes, d’inflations ridicules, de boursouflures égotistes, nous soyons en train d’expérimenter une forme nouvelle de ce qui peut porter le nom de Refus de la Vie… Un Instadrame, en quelque sorte.
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