Dans la Cité Virtuelle, l’Autre, en vérité, n’est personne. Il n’est pas là, devant nous… Son visage a disparu, et celui qui apparaît, retouché, figé par le besoin de plaire, ou de déplaire, n’est pas réel, pas vivant… Ce n’est plus un visage, unique, singulier, car il ne nous intime plus l’ordre d’en être responsable… Dans les couloirs de lumière froide qui traverse le nouveau Monde, ce grand panoptique, il se peut bien que tout ait été livré à la grande loi binaire, que tout ait été coupé en deux… Et que nous ayons été séparés de ce qui longtemps, nous fît réellement sociaux… Mais quoi ?
Dans la cité virtuelle, donc, ne peut-on dire qu’une contre-société a émergé, – policière, peuplée de médiocres veilleurs de nuits, de guetteurs sadiques, crevant d’ennui, d’implacables mangeurs de honte qui s’empiffrent, se gavent, chaque jour, des millions de fautes commises par d’autres… Un monde immonde, où l’on dévore sans arrêt un Autrui quotidiennement sali, et privé de présomption d’innocence. Mais qui peut, un matin, revêtir notre identité. Prendre notre nom, avoir notre visage. Notre vie, que l’on voudrait voir détruite, sur une place publique où l’échafaud reste dressé, nuit et jour.
Oui, le Pire nous occupe. Tout le mal que nous pourrions entendre, ou dire, nous tient lieu de passion aveugle, et presque, de Droit. Le Pire, celui de l’Autre, ou de tous les autres, nous a investi. Il nous a vaincu. Ce médiocre Général a gagné parce qu’il a eu le génie de nous laisser mener ses batailles, à sa place. Il a su, en cela, s’appuyer sur de solides alliés, su tirer partie de nos faiblesses. Et d’une, en particulier… Une faiblesse qui fût longtemps une force, un bien précieux que nous pourrions bien avoir perdu : ce bien, ce fût longtemps Le Meilleur de l’Autre…
L’Autre, cet ami, ce frère, cette sœur, encore inconnus, mais qui gagnera à l’être, d’abord. L’Autre comme sujet de confiance… Voilà l’essence même du lien social. Sujet de confiance, donc, l’Autre. Cela vaut bien plus qu’une simple idée. Elle a valeur de principe… De ciment. Car il se fonde, ce merveilleux théorème, sur le pari, difficile, qu’on ne construit rien de solide, de durable, sans confiance en l’Autre, qui, soyons par trop idéaliste, l’Autre qui mérite, même inconnu, que l’on commence par faire son éloge… Voilà le sommet spirituel, voilà peut-être même le cœur, ardent et paisible, de notre spiritualité.
L’Autre, donc, comme miroir, comme école, comme mon autre journal intime… Car si je suis faillible, tu l’es aussi… Fragilité, humilité, confiance. Trio nécessaire pour toute communauté qui entend ne pas se repaître de ce qui est, en vérité, la Chute voulue, guettée, tant espérée d’un Humain, d’un voisin, d’un inconnu. Car il ne se passe pas une minute sans que nous ne soyons forcés, par ces réseaux qu’on dit sociaux, de témoigner, , de l’indignité, montrée, démontrée, et définitive d’un autre qui cache le prochain… Un flagrant délit par seconde, pour une société de jurés virtuels ! Est-ce, cela, vivre ensemble ?
Car, en vérité, aucune communauté, aucune société digne de ce nom, ne peut exister lorsque ce qui les fonde relève de l’étrange désir, malsain, indigne, de voir l’Autre commettre la faute dont il faudra qu’il ne se relève jamais. Une telle société ne permet pas aux accusés d’un jour d’une heure, de croire qu’ils pourront par un regard confiant devenir meilleurs qu’ils ne le sont. Or, devenir meilleur, voilà le seul but d’une existence véritable, pleine, entière… Et grandir, c’est l’être avant même que les présentations aient été faites, c’est investir auparavant dans une humanité qui est déjà là… C’est faire de l’Autre, un souverain bien.
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