Les intellectuels, quand le temps s’accélère, sont en détresse : le monde va trop vite et c’est pour cela et du fait en particulier d’Internet, que les choses nous échappent. On n’a plus le temps de les peser, de les réfléchir et de les mesurer, avec la dignité et la componction voulue, qui apaise le bruit et la fureur. Avec eux, longtemps j’ai été d’accord. Je regardais l’époque m’échapper et je rêvais d’une forme de temps hors du temps qui permettrait de mettre l’horreur sur pause et de dire : pouce, ça va trop loin tout ça. Ça va trop loin les gens mesmérisés par un sentiment de rectitude mêlé d’injustice sociale qui fait se venger sur le premier couple d’amoureux se bécotant sur les bancs publics. Ça va trop loin les délires haineux pour un bout de chiffon, sur la tête ou sur les fesses des femmes. Ça va trop loin l’amertume de se sentir impuissants, manipulés pour quoi ? Des comptes en banque remplis pour les généraux dégénérés qui sont derrière la marionnette du Calife ? Ou bien pour les pillards qui laissent crever la Grèce sous des dettes artificielles pour mieux la laisser impuissante devant toute la misère qu’ils ne veulent pas voir, une galère de migrants après l’autre. Ça va trop loin la surconsommation sauvage, la déshumanisation et le reste, oui, tout cela va trop loin. Alors oui, Internet, les nouveaux moyens de communication qui grossissent tout et propagent le pire, qui volent le temps du recul nécessaire, oui, le temps historique, oui. Mais justement.
En d’autres temps, alors que le monde était aussi en crise pour d’autres raisons, le temps aussi s’est accéléré. Et de nombreux intellectuels d’alors ont fait comme ceux d’aujourd’hui : ils ont écrit, dans la fièvre, ils ont créé, dans l’angoisse, ils ont parlé, avec conviction. Parfois, ils se sont laissé emporter par le nihilisme transcendantal dont nous parlait Driss la semaine dernière, parfois, ils ont prôné l’amour entre les hommes. Mais ils l’ont fait vite. Durant la Révolution Française, on placardait des libelles sur les murs de Paris, on écrivait des pièces de théâtre, on s’invectivait en assemblées, on se répondait par chroniques dans la presse ou petits livres interposés, etc. Durant Mai 68, là encore, livres, chroniques, assemblées et discussions, mots écrits sur les murs, partout, se succédaient. Et les intellectuels, déjà, se plaignaient qu’on ne puisse pas réfléchir posément et pourtant, oui, il faut bien s’engager. Et aujourd’hui – ce qui me fait dire que la crise va se résoudre d’une façon ou d’une autre, dans pas bien longtemps, les intellectuels s’interpellent par presse interposés, écrivent des livres, mènent des débats. Ici et là, des réseaux d’artistes et d’acteurs culturels se forment avec conviction, on se réunit et on tague les murs… Pareil.
Si la technologie change quelque chose à la temporalité du monde, c’est dans la propagation des mouvements d’une région à une autre. Durant la Guerre de 30 ans, il y fallait des mois pour que les gravures représentant les Petites et les Grandes Horreurs de la Guerre aient un effet propre à modifier légèrement la donne historique. Durant la guerre du Vietnam, la diffusion industrialisée des médias a fait d’une petite fille aux vêtements arrachés un symbole mondialement connu d’une semaine sur l’autre. Aujourd’hui, c’est du jour au lendemain que les Nuits Debouts se propagent, par exemple. Mais justement, ces gens-là, qu’il s’agisse des intellectuels comme des gens normaux qui, un matin, se réveillant, décident de ne plus accepter, savent bien que le temps est imaginaire, puisqu’ils en sont au 42 mars d’un mois qui ne finira qu’avec leur mobilisation.
Ce weekend, la Dame aux chiens est morte. Alors pour tous ceux d’entre vous qui ne sont pas casaouis, c’était un personnage, une vieille dame, occidentale qui vivait chichement et s’occupait de dizaine de chiens, qu’elle promenait partout, inlassablement. Elle ne demandait rien à personne et se montrait généreuse, elle n’avait pas un sou mais beaucoup à donner, voyez. Ce genre de personne qui vous marquent quand vous les croisez. Mais pourquoi je vous parle au milieu d’une conversation sur les intellectuels et leur rapport au temps, à l’engagement, à Internet ? C’est que la nouvelle de sa mort et l’émotion qui en découle se sont propagées, comme tout le reste, sur les réseaux sociaux. Et alors, ce média grossissant les pires des pulsions humaines s’est aussi trouvé propageant la communion du chagrin. C’était déjà arrivé, vingt fois, cent fois, un millier de fois j’en ai été témoin. Mais cette fois-ci, parce que cette dame-là ne voulait rien et ne représentait que son petit bout de balade ou bien alors parce que j’y étais prête, cela m’a frappé, comme une évidence : la technologie peut bien changer les pratiques sociales et tout ce que vous voulez, elle ne change pas la nature humaine. D’un agora à une autre, le temps est toujours aussi imaginaire, les distances se comblent et les idées volent. Alors, tandis que nous approchons le paroxysme de cette crise qui nous a laissés longtemps abasourdis dans l’œil du cyclone, le moment est venu, qu’on soit à l’aise ou non, pour reconnaître qu’on aura toujours bien assez le temps pour tracer une ligne dans le sable. Et de fait, les uns après les autres, les intellectuels comme tout un chacun le font. Aux États-Unis, ce sont ceux qui arment leurs mots et leur art contre Trump. Ici, ce sont des Bahaa Trabelsi qui écrivent pour s’indigner, des Ahmed Ghayet qui s’engagent pour que la jeunesse s’investisse en politique, des Souleiman Bencheikh qui démontent la rhétorique de Daesh. Ils ne sont pas trois, ils sont des milliers à choisir leur camp un peu partout, connus ou inconnus. Et alors que je me plaignais du temps qui file, je ne souffrais que de solitude, comme tout le monde. Tous, nous nous engageons pour des causes différentes et ce sera un peu chaotique, on va s’invectiver, on va s’échauffer. Les grands changements, même les plus débonnaires ne sont pas exempts de violence, au moins symbolique. Mais ce matin, prenons juste un moment pour nous émerveiller d’une chose : les gens s’engagent, enfin, en masse. Alors, c’est peut-être l’apocalypse mais ce n’est pas la pluie de grenouilles. Car quand on s’engage pour une cause plutôt que contre l’autre, déjà, les Bisounours se tiennent par la patte, qu’ils aient eu le temps de le réfléchir ou non.
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