Ce matin, j’ai envie de faire un bilan. Alors on va chiffrer tout ça, histoire d’être dans le ton, dans le constat, quoi, dans le concret…
Combien de fois avez-vous entendu l’expression « assistanat » pour parler d’un système social solidaire ? Aussi bien en Europe qu’au Maroc, d’ailleurs. Combien de fois avez-vous entendu parler des fonctionnaires comme d’une charge pour l’état, un mammouth qu’il faudrait dégraisser ? Combien de fois vous a-t-on expliqué que le travail lui-même était une charge, un coût qu’il fallait limiter du fait d’une concurrence féroce et mondialisée ? Oh, je vous entends déjà, là, dans le fond, dire, « v’la le discours de gauchiste, Bisounours de Melanie ». Tout cela, c’est bien beau, mais revenons à la réalité.
Voilà, le mot est lancé ! La Réalité. Elle voudrait, cette réalité, que l’on admette tout et en premier lieu, cette fameuse realpolitik qui sauve des banques et de grosses structures mais laisse des travailleurs SDF, déjà chanceux d’avoir un travail, alors qu’il y a tant de chômage. Elle voudrait qu’on comprenne que la classe moyenne n’a pas les moyens de s’acheter un logement social à un tarif pourtant régulé de seulement 10 ans de SMIC. Elle voudrait qu’on admette qu’avant même d’avoir atteint le marché du travail, on est peut-être déjà obsolète et qu’il va falloir, sa vie durant, chercher la validation d’une expérience qu’on ne nous reconnaît plus, via des certifications et puis des VAE qui disent avec autorité ce que la voix ne porte plus de sens. En vrai, cette réalité, on voudrait surtout qu’elle justifie la lente mais totale déshumanisation d’un monde qui prétend exiger de tout un chacun ce que personne ne peut réaliser sur la durée, sous le prétexte terrible que lorsqu’on n’y parviendra plus. Un autre citron sera tout prêt à être pressé. La concurrence, comprenez. Le cimetière est rempli de gens indispensables et des comme vous, on en trouve treize à la douzaine…
Combien de fois avez-vous vu votre « performance » évaluée cette année ? Au niveau professionnel, bien sûr, mais aussi personnel : vos exploits amoureux, vos compétences parentales, que sais-je encore ? Combien de fois vous a-t-on demandé bac + shaal ? Combien de fois vous a-t-on noté ? Votre QI, QE, IMC, tout en chiffres et en acronymes représentant des équations complexes que vous ne comprenez pas, mais qui vous définissent. Mensurations du sain, du beau, de l’efficient, du moralement validé et du socialement acceptable. Tout ça, sans doute, peut se combiner. D’ailleurs, combien de temps avant qu’une appli smartphone ne permette de consolider les infos et d’établir, une bonne fois pour toutes, votre valeur marchande. À quel point vous êtes bankable et quel est votre credit score enfin scientifique ? Tenez, puisqu’on parle de credit score, vous savez, cette note qui permet d’évaluer votre capacité d’emprunt : Facebook envisage déjà d’aider au scoring des américains en se basant sur les habitus de leurs amis online. Dans pas longtemps, je suis sûre qu’on pourra faire un benchmark de ce que l’on peut attendre d’une amitié avec des tableaux récapitulant la rentabilité de votre ex pote de classe à tous points de vue. On vous étudie, comme des rats de laboratoire, mais attention, sur la masse : vous n’êtes pas des individus, vous êtes des abstractions statistiques profilées jusqu’à la nausée. Votre statut passe « en couple », vous perdez deux amis. Alors vous divorcez, parfois et l’on conçoit les rapports humains comme un contrat en CDD.
Oui, partout, nous sommes chiffrés, intégrés à des tableaux statistiques, objectivés par un pseudo réalisme qui tue les rêves, que ce soit en politique, dans le travail, en économie… Et attention, hein, le vocabulaire nous tue aussi. Personne ne sait très bien comment être à la hauteur d’exigences sociales, professionnelles et même, oui amoureuses (il faut être « séduisant », « savoir maintenir la passion », bref, être « performant » là aussi) ou familiales (être un bon parent requiert d’être « présent », « attentif », « à l’écoute ») qui relèvent du délire pur et simple, quand on y réfléchit. Bref, la société actuelle, mondialisée, est en échec. Ou plutôt et c’est pire, elle génère de l’échec partout et surtout, chez tout le monde, qui un jour ou l’autre, se retrouvera confronté à cette dure réalité, la vraie, cette fois, qu’on ne peut pas faire face à cette folie normative, écrasante.
Alors on ère, en déroute, cherchant vainement une alternative à cette pression atroce de savoir qu’être performant dans son travail, jeune, beau, sociable et dynamique. Manger 5 fruits et légumes tous les jours, ni trop salé, ni trop sucré, bio, durable et sans gluten. Ne pas fumer, ne pas boire. Marcher une heure par jour, faire trois séances de sport dans la semaine, du cardio, de la muscu et en même temps être relaxé… Tout ceci ne suffira jamais. On ère, en déroute, entre un passé mythifié (avec son lot de valeurs idéales manichéennes que personne ne souhaiterait vraiment voir advenir de nouveau) et des techniques toutes plus magiques les unes que les autres à force de se vouloir scientifiques (et artificielles, ô combien !) de développement personnel. Oui, on ère, dans un vocabulaire qui n’a plus rien d’humain, qui n’admet pas le fragile, le vulnérable, parce qu’avec tout ça, si vous êtes seul, malheureux ou que vous avez un cancer, c’est tout simplement de votre faute : vous n’avez pas suivi le mode d’emploi, ou ne vous êtes pas assez efficacement reprogrammé neuro-linguistiquement parlant… On ère dans une comptabilité qui quantifie le sourire même que l’on voudrait spontané, dans un process « machinisé » des rapports humains, transformés en service client permanent avec rappel automatique et notation du tout à fait au pas du tout satisfait.
Ma chronique est brouillonne, je crois. Habituellement, je suis plus claire. Pardonnez-moi, c’est que voyez-vous, je ne suis pas bien objective, sujette comme vous et moi, à des moments d’égarements, de confusion, quand ma matière, le langage même du monde devient insidieusement mon ennemi. C’est que dans cette pression constante, dans cet objectivation totale, il n’y a à la base ni méchants, ni gentils, juste beaucoup de bonnes intentions, dont l’enfer est si bien pavé. Pourtant, il nous faut des responsables et la reddition des comptes pour tout : la politique devenue gestion de la chose publique, l’économie totalement dématérialisée, mais aussi la famille, le travail, le couple et l’amitié. On ne se rencontre plus, on réseaute. On ne se parle plus, on communique. On ne fait plus de poésie, on calcule. Et j’ai horreur de cela. Quand le Petit Prince voyage de planète en planète, il tombe sur un homme qui compte inlassablement les étoiles sans jamais les voir et qui répète : « je suis un homme sérieux ». Le Petit Prince lui répond : « tu n’es pas un homme, tu es un champignon ». Quand sommes-nous devenus des champignons trop hallucinés pour nous rendre compte que nous ne pourrons pas y survivre ?
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