Les images avaient fait le tour du Net, il y a une dizaine de jours. Un expert britannique, interviewé depuis la Corée du Sud par la BBC, via Skype, restait d’un marbre imperturbable pendant qu’à l’arrière-plan, ses deux charmants bambins en bas âge s’immisçaient et faisaient la fête dans le bureau. Puis, une femme, asiatique, venait remettre un peu d’ordre dans ce moment de haut savoir et d’analyse de géopolitique mondiale. D’abord amusé du succès de la vidéo, le professeur Robert Keller en a ensuite posté une autre, en compagnie de son épouse, pour faire une mise au point. Contrairement à ce que les interwebs du monde global ont annoncé, sa conjointe, Jung Yu-Kim, précisément, n’est pas « la nanny », mais bien la mère de ses enfants. En bref, il vit en Corée, et s’est marié avec une Coréenne. Donc, bon, voilà. Ahem !
Choc, surprise et consternation. Worldwide. « Comment a-t-on pu se tromper à ce point ? », s’interrogent les bonnes âmes. (Les mauvaises restent plutôt silencieuses sur ce sujet, pour l’instant.) Doan Bui, journaliste à L’Obs, raconte qu’elle avait bien d’abord cru voir une maman, mais, bien que d’origine asiatique elle-même, devant le déferlement de titres et de tweets, a supposé s’être trompée et s’est rangée à la perception générale, citons : « un homme blanc, CSP+ puisque correspondant de la BBC, devait for-cé-ment avoir une employée asiatique ». Alors qu’elle-même forme une famille « mixte ». Un hashtag a été créé : #notananny, soit « pas la nounou », ou « mashi dada ». Comme on voudra. Il regroupe une pluie de témoignages de mamans tenues pour des nounous, à cause de leur couleur de peau. Et, non, précise malicieusement L’Obs, cela n’exclut nullement la bonne République française qui prétend si haut et si fort ne pas être raciste. Sous ce rapport, la situation et les stéréotypes sont les mêmes, et tout aussi opérants que dans le monde anglo-saxon — honni soit son communautarisme.
Ce qui tend à donner raison à la thèse que soutient Achille Mbembe, dans son iconoclaste Critique de la raison nègre. Il a l’immense mérite d’y présenter dans la langue de Molière — la fameuse — tout un pan des études postcoloniales qui semble, étrangement, avoir échappé au Paris germanopratin. Mbembe rappelle que le libéralisme s’est construit sur l’esclavage du commerce triangulaire, auquel le capitalisme a donné une ampleur et un impact sans précédent historique aucun. Il décrit ensuite « l’économie de la plantation », aux Caraïbes et en Amérique du Nord, où, pour faire régner l’ordre, a été formalisé et inscrit dans la loi une « classification raciale du genre humain ». À la fin du XVIIe siècle, la Virginie comptait encore des esclaves blancs et des affranchis noirs, eux-mêmes réclamant d’avoir des esclaves. Passé quelques révoltes et 40 ans plus tard, tous les esclaves à vie étaient noirs, seuls les blancs étaient affranchis, et les mariages « interraciaux » interdits. Mbembe n’oublie pas qu’au XIXe, dans les colonies européennes, le statut de l’indigénat va reproduire ce même schéma. Au même moment, la race — supérieure ou inférieure — sera le critère essentiellement invoqué pour fonder les États-nation européens, eux seuls souverains, puisque seuls… « doués de raison ». Ce qui semble, pour le moment, échapper à la sagacité des très éclairés défenseurs des Lumières de l’hexagone. Un inventaire critique des dogmes républicains reste à faire…
D’où, d’ailleurs, que l’on peut très sérieusement douter que le retour du nationalisme bruyant nous protège de la réactualisation par le libéralisme de ces très politiques constructions. Elles lui sont, tout autant, consubstantielles. Le capitalisme comme l’État-nation, qu’ils soient postmodernes ou non, ont besoin de hiérarchiser la main d’œuvre et qui a droit de cité, ou pas. Et peu importe que le mot « race » soit remplacé par celui de « culture », ce n’est qu’un détail. Bref, pour Mbembe, de nos jours, ce sont — encore et toujours — l’ensemble des non-Européens qui sont tenus pour les « nègres » du nouveau capital numérique, barricadé derrière ses hauts murs frontaliers.
Voici qui expliquerait assez bien pourquoi nous sommes — tous — formés à distinguer la maman de la nanny au premier coup d’œil. Ou au second. L’Obs nous déroule la kyrielle des clichés agissants du classement des nounous, aujourd’hui, à Paris, dans le XVe arrondissement. On évitera de la reproduire à l’antenne. Notons simplement que « les Arabes » — c’est-à-dire les Maghrébines et les Amazighes, nous ne sommes pas dans le monde des nuances — y sont considérées comme « susceptibles » (sic) et « très dures avec les enfants » (resic !). Que les dadas nous pardonnent.
Au Newport Jazz Festival de 1957, l’incomparable Billie Holiday chantait Lady Sing the Blues.
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