Si vous n’avez pas eu, ces derniers temps, l’occasion de lire un livre qui brise la mer gelée en vous, – l’expression est de Kafka, La Médiocratie pourrait bien être le brise-glace qu’il vous faut…
Oui, en lisant la Médiocratie, d’Alain Denault, vous découvrirez qu’on peut, de nos jours, lire l’Art de la Guerre, adapté à ce siècle. Vous lirez donc dans la Médiocratie comme on avance sur un champ, mais qui serait spécialement miné pour la Novlangue. Un théâtre des opérations, mais sémantiques, là où se joue la dernière vraie guerre, celle des mots. Des expressions toutes faites, ces nouveaux mercenaires du sens.
Ainsi, l’auteur de ce petit livre, qui, de prime abord, ressemble à un tract, y mène-t-il une guerre, qu’il juge sans pitié, comme une grande bataille en plein jour, dont les rues seraient les interminables rayonnages de bois lustrés des grandes bibliothèques de l’establishment, là où se produisent toutes les armes de mystification massives, qui servent à l’assaut quotidien de nos cerveaux.
À ce titre, la Médiocratie est une véritable extorsion, oui, son auteur, force rigueur, est allé extorquer leurs aveux savamment cachés aux documents de première main, aux rapports compassés, de commissions, aux longues et souvent tautologiques enquêtes parlementaires, à toute cette littérature dont la fonction première suppose de poser les questions des solutions que l’on possède depuis le début…
Toute cette littérature supposée n’être que le produit de la distance analytique, d’où serait bannie toute forme de subjectivité, mais qui n’est que le nouveau lexique de la mise en ordre de bataille – perdue d’avance -, d’un monde tout entier livré à la pensée unifiée.
De fait, la Médiocratie n’est pas un essai écrit par un philosophe du concept, mais, bien au-delà, philosophiquement et moralement dictée par la volonté de faire jaillir la violence, d’apparence objective qui se cache dans le discours des institutions les plus universelles.
Celles que l’on présente comme les plus démocratiques du monde. Tels les universités et leur idéologie de l’Excellence, les institutions vouées au dogme du développement, mais aussi les centres de recherche que l’on dit indépendants, grands fournisseurs d’intitulés.
Car en vérité, qui peut nier que cela soit désormais dans un département d’Économie, payé avec les impôts des démocraties les plus libérales que se préparent les esprits les moins prêts, les moins libres, non plus formés, mais entièrement formatés par les besoins des Marchés.
Là où l’on trouve des étudiants auxquels on enseigne une essentielle incapacité : celle de lutter contre la dévastation programmée du savoir. Ce sont les bibliographies que les étudiants se voient imposées, vidées de toute subversion possible, on n’y trouvera aucun ouvrage, s’il n’a pas, d’office, reçu l’Imprimatur de l’école de Chicago.
Personne, bien sûr, pour contredire cette nouvelle évidence. Et tout le monde, aussi. Car ce désastre, s’il s’apprend sagement, et porte encore le nom d’Éducation, vaut contre employabilité sonnante et trébuchante. Accumulation Internationale du Capital Humain oblige.
Oui, car la puissance d’un capitalisme qui a définitivement rompu avec le Travail est bien qu’il menace, sans jamais être violent. Ne rien dire, donc, si l’on veut une place en entreprise.
Quant à ceux qui voudraient être des savants, libres et responsables, qu’ils deviennent plutôt de bons, d’utiles experts et ils jouiront d’une hégémonie presque sans limites.
Oui, l’Expert. Nouvelle figure, centrale de la médiocratie. L’expert, qui est celui dont la pensée n’est jamais la sienne en propre… Mais bien celle d’un ordre mû par des considérations de type idéologique que ce dernier – c’est là sa seule compétence, outrageusement payée -, se doit de transformer en savoirs purs. L’expert, cet individu qui agit dans un cadre strictement fonctionnaliste. L’Expert, qui n’aime pas ce dont il parle.
Il y a du Nietzche, bien sûr, dans la Médiocratie. Lisez plutôt, on croirait Aurore ou l’Antéchrist : « La principale compétence d’un médiocre? Savoir reconnaître un autre médiocre. » « Ne produit pas du moyen qui veut. » « La médiocratie ne relève pas de la pure incompétence. On ne veut pas d’incapables. »
Hypothèse décisive de la Médiocratie. Celle-ci procède par transfiguration aussi bien du Savoir, que de la Citoyenneté, de l’Économie, etc. Sa puissance semble désormais être bien supérieure à celle du biopouvoir. Cette presque trop vieille, ou devenue banale discipline des corps.
Non, en Médiocratie, c’est bien d’un véritable dressage des intelligences qu’il est question. Le pire, est que ce dressage, cette violence retenue, mais non moins efficace, il se peut bien qu’il soit sorti d’une matrice qui porte le nom, très beau, de Liberté.
Ainsi la Médiocratie pourrait-elle bien être ce régime qui inaugure le libre-dressage des Hommes, que tous à la fin, auront eux-mêmes réclamés.
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