Étrange son d’introduction ce matin vous me direz, mais en fait non. C’est que la semaine dernière, on apprenait que le magazine Sciences & Avenir, qui doit se vendre au Maroc à tout casser à une petite centaine d’exemplaires, était censuré. Bon, c’est pas vraiment nouveau, le hors série date de décembre, mais que voulez-vous ? Parfois le buzz met du temps à prendre. Quoi qu’il en soit et au résultat, il s’est téléchargé certes illégalement, mais comme des petits pains, partout sur les réseaux sociaux. Et ça, mes bons, c’est ce qu’on appelle l’effet Streisand.
Oui, enough is enough, d’accord, Barbra, mais si, tu peux quand même rentrer dans ta maison. Oui, parce que le nom de cet effet pervers de la censure qui met en relief quelque chose qui serait sinon passée totalement inaperçue vient d’un incident datant de 2003 durant lequel Barbra a attaqué en justice un photographe ayant réalisé un cliché aérien de sa maison. Non seulement sa plainte a été déboutée, considérant que la photo représentait la côte californienne et non spécifiquement sa maison, mais en plus, du coup, la photo a été reprise partout. Et un phénomène était né : l’effet Streisand. C’est que pour le coup, il est lié totalement à Internet. C’est lui qui permet, lorsqu’il y a censure, généralement d’une image, généralement d’un puissant, de diffuser l’oeuvre et de contourner ladite censure. Les exemples sont légions : telle photo de François Hollande que l’AFP a voulu retirer et qui est passée de « sans intérêt » à l’une des plus détournées du quinquennat, tel clip, montrant des images considérées comme inappropriées, regardé des millions de fois sur YouTube alors qu’Indochine, franchement, ça ne passionne plus les foules depuis longtemps, tel film marocain destiné à faire trois entrées qui devient du coup presque un symbole trop facile de la résistance au pouvoir et récolte récompense sur récompense.
Oui, alors parlons de Sciences & Avenir, tout de même, puisque c’est la censure du moment. Un numéro consacré au rapport entre Dieu et la science. Pas mal fait, au demeurant (car oui, je fais partie de ces très nombreuses personnes qui ne lisent ce genre de magazine que dans les salles d’attentes mais qui là, exceptionnellement, ont téléchargé le numéro et l’ont parcouru) mais, et c’est un grand mais : on y voit des représentations du Prophète. Et on ne représente pas le Prophète et n’attente pas à la religion, au Maroc.
Ceci dit, quand je dis qu’on y voit des représentations du Prophète, c’est vrai. Il s’agit de deux dessins en miniature datant du XVIe siècle , pas de caricatures non plus, hein. Mais il n’en faut pas plus pour que M. El Khalfi déclare que la distribution du magazine est interdite « conformément à l’article 29 du code de la presse et à une décision de l’Assemblée générale de l’ONU, datée du 21 décembre 2001, relative à la diffamation des religions ». Alors, pour être précise et complète, le fameux article 29 du code de la presse stipule que et je cite « l’introduction au Maroc de journaux ou écrits périodiques ou non, imprimés en dehors du pays, pourra être interdite par décision motivée du ministre de la Communication lorsqu’ils portent atteinte à la religion islamique, au régime monarchique, à l’intégrité territoriale, au respect dû au roi ou à l’ordre public ». Le problème, c’est qu’à l’ère d’Internet, aucun ministre n’a plus le pouvoir réel d’empêcher cette diffusion.
Et ça, ça vient d’une révolte du petit peuple. Ou, comme l’explique Olivier Ertzscheid, professeur au département information et communication à l’université de Nantes, dans un article du Monde consacré au sujet et je cite, « des études montrent que trois grands ressorts animent les gens qui réagissent sur le Net : le sentiment d’injustice, la colère et l’indignation. C’est pourquoi ils se mobilisent dès qu’un pouvoir interdit une image, même banale. Mais la mobilisation sera d’autant plus grande que la personne est prééminente, ou qu’il s’agit d’une institution qui abuse de son statut. » C’est un cas classique, poursuit l’article, de l’inconnu qui ne s’en laisse pas conter par le célèbre, du quidam qui refuse la connivence avec le pouvoir. Or là se situe le danger : tout le monde est d’accord pour dire que concrètement, Sciences & Avenir n’aurait pas connu un grand avenir au Maroc sans cette publicité. Même interdit, il aura fallu un bon mois avant que la toile ne se mobilise. N’empêche que dès lors que les gens sont mobilisés, ils réagissent. Contre quoi ? La censure du ministre, pas l’interdiction des dessins du Prophète. D’ailleurs, de très nombreuses personnes vous diront qu’on ne représente pas le Prophète mais enfin quand même… C’est-à-dire que, à défaut de protéger la religion des atteintes, cette censure met en lumière un sentiment sous-jacent mais bien présent de non légitimité du pouvoir à caviarder la représentation du monde. Et ça, mes amis, c’est dangereux, parce que plein de gens, moi la première, vont réagir bille en tête et sans même réfléchir pour défendre une certaine idée des lumières, non des lustres, qui prône la liberté et l’esprit critique.
Ainsi, un commentaire que j’ai vu sur Facebook me semble bien résumer l’esprit contestataire qui préside à cette réaction quand même importante : « les musulmans pensent que Dieu les protège, les islamistes pensent qu’ils protègent Dieu. » Bref, à vouloir faire son travail avec trop de rigueur, sans y parvenir le moins du monde, quel message M. le Ministre de la Communication Mustapha El Khalfi fait-il vraiment passer ? Là est la question et elle est importante dans un monde qui a changé et ne reviendra pas en arrière, quel que soit le nom du ministre en charge. C’est d’autant plus important que que l’effet Streisand ne révèle pas nécessairement une illégitimité du pouvoir du censeur a priori mais peut, de facto, la provoquer. Et oui concrètement, bien des gens qui ne remettent pas en cause naturellement ni l’autorité, ni la légitimité ni même les actions habituelles de M. le ministre sont susceptibles de réagir par instinct, alors même qu’ils seraient probablement choqués de voir des représentations du Prophète. Bon, toujours pareil, hein. À condition qu’ils les voient. Parce que je persiste et signe : sur ce coup, plus El Khalfi interdit et plus les marocains lisent.
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