Chaque année, à chaque mois de « Ramadan », des phénomènes de lynchage public et de violence collective viennent troubler la sérénité de ce mois sacré, sérénité au demeurant de plus en plus théorique. Ces phénomènes d’ultra violence physique et symbolique expriment une recherche permanente de victimes expiatoires, dont la mission est de porter sur un plan individuel une douleur et une frustration collective, dans un élan de barbarie étranger au socle de valeurs de l’identité marocaine.
Le développement de l’instinct grégaire dans notre société et dont l’acmé se situe durant ce mois religieux, est symptomatique d’une société souffrant d’un mal profond, d’une perte de repères et d’une crise civilisationnelle majeure, que l’on s’interdit de penser par réductionnisme intellectuel et par manque de concept. Car en pointant systématiquement du doigt la religion, la tradition et les coutumes comme étant la racine du mal, et une archaïcité avec laquelle il faudrait rompre une fois pour toute pour accéder à une « modernité » présentée comme libératrice et émancipatoire, le débat devient épidermique, symptomatique et épiphénoménal.
Premièrement, la modernité est un concept souvent galvaudé. Tantôt utilisée comme synonyme de progrès technique, politique et social, tantôt comme équivalent de l’occidentalisation, la modernité est avant tout un « paradigme », c’est-à-dire une représentation du monde, dont le progrès qui, au final, n’est qu’un mythe du point de vue structuraliste, n’en ai que le corollaire.
La « modernité », c’est l’intronisation du « Logos », ou en d’autres termes, de la « Raison cartésienne » comme force normative et comme référentiel absolu, par le refoulement de la « Kerygma » qui désigne le « Logos religieux », dans les méandres de l’Imaginaire et de l’inconscient collectif. La modernité est ainsi un coup d’Etat conceptuel au niveau de la conscience collective, contre la tradition.
La modernité qui s’est construite comme antithèse de la tradition se déploie également par l’émergence du sujet « individuel » autoréférentiel et comme mesure de lui-même, par la déconstruction des identités collectives (communauté, ethnie, tribu, corporation, famille, genre,…). C’est le « je » contre le « nous », c’est la société individualiste et contractuelle (la Geselschaft) contre la communauté organique et naturelle (la Gemeinschaft).
Apparue sur un plan historique durant le quattrocento italien au XIV siècle, au moment d’ailleurs où l’on commence à signer les œuvres d’art dans une perspective d’individuation et de rupture avec l’altruisme de l’art au service de Dieu et de l’éternité, la modernité en tant que dynamique historique a connu deux phases majeures.
Une première phase extensive que je qualifierais de prométhéenne, en apparence libératrice et émancipatoire, qui commence entre le XIV et le XVème siècle en Europe avec l’humanisme de la renaissance, et se termine à partir du début du XIXème siècle, et qui enclenche une dynamique de déconstruction des fonctions de la société traditionnelle « tripartite » à tous les niveaux : économique (ça donne le libéralisme), culturel (c’est la laïcité, l’anticléricalisme, et la relativisation de la morale) et politique (l’avènement de la démocratie libérale et bourgeoise).
Puis la seconde phase, intensive, consiste en la déconstruction des fondements même de la « modernité » par la « modernité » elle-même, notamment avec la « critique de la raison pure » de Kant. Cette phase s’achève symboliquement avec l’œuvre de Nietzsche, qui annonce l’avènement du « Nihilisme », et implicitement l’avènement de la postmodernité. Cependant, toute phase qui émerge est déjà en germe dans la phase précédente, ce qui fait de la « modernité », et de la « modernisation » en tant qu’épuration des résidus de la phase archaïque ou pré-moderne, une dialectique historique en mouvement, propre à l’Occident.
En quelque sorte, la « modernité » est déjà « en devenir » dans les premières critiques rationnelles formulées par la philosophie Grecque contre les « mythes » en tant que représentation archaïque du monde, avec l’atomisme de Démocrite, le dualisme platonicien, et la logique formelle d’Aristote. Ainsi, la « modernité » est l’aboutissement d’une longue démythification de la structure schyzomorphe de mythes et d’archétypes, depuis Platon jusqu’à aujourd’hui.
Schyzomorphes au sens où ces mythes, que Gilbert Durand qualifie également de « Diurnes », séparent. Séparent le bien du mal, la vérité du mensonge, et s’opposent à la « mort » qui est souvent représentée dans ces mythes sur un plan symbolique comme étant des animaux chimériques comme le Dragon ou le Minotaure.
Le refus de la mort exprimé par ces mythes et la rupture avec Dieux comme dans le mythe prométhéen, représente la matrice première de ce qui va devenir la « modernité ». Ainsi, les mythes appartenant à la structure « diurne » ou « schyzomorphe » de l’Imaginaire représentent la matrice originelle de la « modernité » en tant que combat contre la mort, car dans la tradition la mort est le début de tout, tandis que dans la modernité la mort est la fin de tout ; et de combat contre les Dieux, c’est-à-dire contre la transcendantalité dans une démarche « anthropocentrique » portée par l’idéologie de la renaissance et du droit-de-l’hommisme franc-maçon.
Dans le cas du Maroc, la « modernité » est entrée par effraction durant la phase coloniale de l’occident, puis s’est diffusée par effet de prestige, portée par une élite locale intellectuelle et politique, partiellement convertie aux impératifs de la modernité. Cependant, en analysant la structure anthropologique de l’Imaginaire marocain, on découvre que ce sont les mythes de la structure nocturne, (mystique et synthétique) qui dominent notre imaginaire, et qui sont capables de produire une rationalité et un Logos autre que celui qui procède des mythes diurnes comme pour le Logos occidental.
D’où le fait qu’aujourd’hui, la majorité des marocains se retrouvent piégés entre deux paradigmes, « une modernité qui n’est pas la nôtre », et « une tradition fantasmée ». Notre salut ne peut venir que d’une troisième voie marocaine, qui devra nécessairement être une sublimation des valeurs de la tradition et de notre imaginaire, et non une restauration de la tradition qui relève du phantasme, avec pour finalité de faire émerger un Logos marocain, adéquat à notre imaginaire et à notre identité profonde.
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