Pour la philosophie, la haine est une épreuve… Il est rare que des philosophes, aujourd’hui, veuillent y réfléchir de nouveau, se pencher sur son abîme, risquer leur peau…
Marc Crépon, philosophie, est l’un des rares philosophes de métier à prendre le risque de s’approcher le plus près possible du museau du monstre, de la bête…
« Il faut d’abord, nous dit-il, la comprendre – la haine -, dans ce qui en fait l’essence : une rage de destruction, une volonté radicale d’anéantissement. Elle ne se réduit pas à un conflit d’opinions ni à une opposition politique. Elle n’est ni « raisonnable » ni « rationnelle », quels que soient les arguments et les prétextes qu’elle avance. »
Mais la haine est-elle une passion ?
Oui, et c’est toujours ainsi que les philosophes classiques l’ont décrite — Elle est une passion qui introduit dans la cité une déraison meurtrière. Pour autant, elle n’est pas naturelle ou spontanée. Elle ne s’explique pas par une hypothétique essence conflictuelle de la relation qui précipite les uns contre les autres. Quand bien même tous les signes (toujours plus orchestrés qu’on ne pense) nous seraient donnés du contraire, la haine est toujours une construction.
Voilà donc la thèse soutenue par Marc Crépon : la haine est bien le ressort dont ont besoin les forces politiques pour toutes les guerres qu’elles mènent, à l’extérieur, comme à l’intérieur. Car toute guerre suppose qu’un ennemi soit ciblé comme devant être anéanti. Or il ne va jamais de soi qu’il soit perçu comme tel. Encore une fois, il n’y a pas d’ennemi « naturel », quelle que soit l’illusion qu’on en ait.
Toute création de l’ennemi, donc, suppose une culture — une culture qui « cultive sa désignation, sa perception comme tel, une culture qui les fait naître, grandir, qui les développe et les entretient » – cette désignation et cette perception de l’autre comme un ennemi, qui les inonde de tous les moyens à sa disposition – ce qu’on appellera la culture de l’ennemi. La haine est l’instrument de cette culture.
Comme toute passion, c’est une passion intéressée, une passion dont l’intérêt est de renforcer, de consolider la perception de l’ennemi désigné et ciblé comme devant être détruit. Pour autant, et même s’il y a beaucoup de calcul dans la haine, elle ne se réduit jamais à ce calcul.
Car ce qu’il faut ajouter aussitôt, comme son second trait distinctif, c’est que les forces libérées à cette occasion, le plaisir-désir de meurtre, le désir de vengeance, la pulsion de mort, finissent toujours par devenir incontrôlables ; la haine au bout du compte échappe à tout contrôle ; elle sort des limites dans lesquelles ceux-là même qui avaient pris la responsabilité d’en déclencher la manifestation pensaient pouvoir la contenir.
Cet excès, cette démesure, cette contagion, c’est ce qui fait de quiconque se risque à en appeler à la haine, pour s’en servir, à l’encourager, pour se donner une arme, un apprenti sorcier…
Ce n’est pas en vain qu’on parle à son sujet de « déchaînement », de « débordement » ou d’ « explosion ». S’il peut y avoir assurément des motifs qui expliquent la haine, ses discours et ses images, sa rhétorique et les montages qui la produisent, il faut reconnaître en même temps que ce qui est provoqué, ce qui est produit échappe toujours à la raison, débordant tout calcul.
Voilà pourquoi l’ennemi— et c’est un point capital — l’ennemi ne se réduit jamais à sa construction rationnelle. Sa production qui en fait un objet de fantasme incalculable, infiniment explosif, finit toujours par excéder tout motif rationnel. Et c’est pour cela, en vérité, que l’épreuve de la haine se doit d’être traversée, par l’Esprit, c’est cela, sans doute, philosopher aujourd’hui. Être philosophe, comme Marc Crépon et ceux qui, comme lui, réfléchissent, avec courage, à la haine… Qui est l’Ennemi des hommes, et du Monde.
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