Parmi les nombreuses contradictions que vit notre société et que l’on qualifie de manière imagée, voire abusive, de « schizophrénie marocaine », figure notre rapport très particulier à la politique et à la société. Alors ça va de la corruption quasi-généralisée au clientélisme le plus révoltant, en passant le clanisme, et tout cela dans un cadre politique moderne avec un Etat structuré, un parlement, des élections, une cour des comptes, …
Ainsi, nous disposons de manière formelle de tous les mécanismes modernes de la démocratie, mais sans avoir de démocratie réelle au sens libéral du terme. La forme est là mais l’esprit n’y est pas. Le discours de certaines de nos élites est « moderniste » et « droitdelhommiste », mais leurs actes participent d’une autre logique et d’une autre rationalité.
Englué dans ce purgatoire sociologique entre la modernité qui nous tire d’un coté, et la tradition et l’archaïsme de l’autre, le Maroc peine à trouver sa voie. Ce purgatoire c’est l’archéo-modernité, que l’on pourrait définir comme étant la juxtaposition du paradigme moderne sous ses différentes modalités (juridiques, philosophiques, économiques,..) qui se veut l’unique paradigme normatif, mettant en avant l’individu en tant qu’être rationnel, émancipé et autoréférentiel, sur le paradigme traditionnel ou pré-moderne, castré et refoulé dans l’inconscient collectif.
Ferdinand Tönnies distingue à cet effet deux types de sociétés diamétralement opposées. La « Gesellschaft » ou la société « moderne », est contractuelle, rationnelle, froide et dénuée de toute transcendantalité et de tout enracinement, où les individus sont prétendument animés par une volonté réfléchie et rationnelle. Et la « Gemeinschaft », c’est-à-dire la communauté traditionnelle, familiale, religieuse, organique et solidaire, où la volonté des individus y est spontanée, naturelle et empathique.
Bien qu’aujourd’hui dominante en tant que force normative, la « Gesellschaft » n’a pas remplacer pour autant la « Geimeinschaft », qui continue de conditionner et de structurer nos imaginaires, nos réflexes, nos motivations et par conséquent nos comportements. Ainsi, le marocain vote selon l’esprit de la « Gemeinschaft » c’est-à-dire de la communauté et de l’émotion, pour le PJD, l’Istiqlal ou pour n’importe quel autre parti auquel il s’identifie, puis critique et se plaint de ce même parti selon l’esprit de la « Gesellschaft », c’est-à-dire de la société moderne rationnelle et transparente.
Il critique avec lucidité et virulence les dysfonctionnements et les défauts de la société marocaine, mais s’oppose avec violence et en bloc selon l’esprit de la « Gemeinschaft », quand c’est un étranger qui le fait. De même, un fonctionnaire ou un haut cadre dans le privé aura beau adhérer formellement au discours farfelu de la « gouvernance », de la « RSE » et de la « méritocratie », lors du recrutement, il commencera tout naturellement et sans le moindre sentiment de culpabilité par la famille, les cousins, les copains et le clan, c’est-à-dire par l’esprit de la communauté.
Il en va de même pour certains organes de l’Etat, qui cristallisent à merveille cette double appartenance archaïque et moderne, et qui participent d’ailleurs de ce charme marocain si particulier. Ainsi, au Ministère de l’intérieur, nous avons une « Police Nationale » avec des grades et des uniformes modernes comme partout en occident, mais nous avons également des « Pachas », des « Caïds » et des « Mqadam » comme au bon vieux temps.
Enfin, la question de la fiscalité et du rapport aux impôts modernes, s’inscrit également dans cette problématique là. Puisque l’impôt moderne est vécu comme un fardeau qu’il s’agit de fuir, tandis que la « Zakat » et la « saqada », c’est-à-dire les impôts religieux et les dons de la communauté, sont pratiqués avec enthousiasme et ferveur.
Et dans ce contexte ubuesque, l’ « Islam politique » n’est au final que l’expression d’une « modernité passive », d’une énième tentative d’une représentation pré-moderne fantasmée de la politique et de la société marocaine, d’entrer clandestinement dans la « modernité », sans y adhérer dans le fond. Et notre culture est parsemée de dictons et de sentences condamnant le concept moderne de l’individu rationnel, égoïste et émancipé du groupe et de la communauté.
« Ma tay khraj men jma’aa gher chitane ». Autrement dit « Celui qui rompt avec la communauté ne peut être qu’un diable ». Ou encore pour consacrer l’esprit clanique : « Ana w khouya ‘la weld ‘ami, w ana w weld ‘ami ‘la l ghrib ». C’est-à-dire avec mon frère contre mon cousin, et avec mon cousin contre l’étranger.
Peut-être qu’il est finalement temps de redécouvrir qui nous sommes, et partant de là, se donner les moyens de nous réinventer, au lieu d’adhérer béatement à une modernité qui n’est pas nôtre, ou de fantasmer une tradition qui masquerait la notre, la vraie.
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