Ce matin encore, nous sommes obligés de parler de morts, de morts inutiles, violentes, abruptes lorsqu’elles adviennent, aberrantes jusqu’à la lie. Ce matin encore nous sommes obligés de parler des victimes du terrorisme, macabre bilan d’un seul weekend dans deux pays différents. À Ankara, pas moins de 36 vies ont été gâchées par une voiture piégée explosant sur une avenue bondée en percutant un bus, tandis qu’à Grand Bassam, à 40 km d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, des membres d’AQMI tiraient à la kalach sur des estivants, descendant sauvagement, en gangster, 18 personnes. Alors, avant toute chose, présentons nos condoléances aux familles des victimes, notre soutien et notre sympathie à eux ainsi qu’à tous ceux qui ont été blessés et vont devoir trouver le moyen de se remettre d’un monde tombé en Absurdie.
Oui, jour de deuil, mais oui, surtout, jour de colère. Car force est de constater que nous commençons trop bien, nous autres êtres humains adaptables à presque tout, à admettre d’être tous en danger, tout le temps. Nous haussons les épaules avant de nous installer en terrasse à Paris, nous allons au Mall sans même une pensée pour la menace déjouée la semaine d’avant, nous vaquons à nos occupations avec un fatalisme qui serait de l’inconscience s’il n’était pas un défi à la volonté de terroriser de l’autre, je dirais même l’autre-méchant, qui n’a d’autre raison d’exister, en tout cas médiatiquement parlant, que pour nous faire du mal. Oui, continuer à vivre, ne pas se laisser impressionner. C’est en substance ce qu’a déclaré Alassane Ouattara, notamment. Et comme on le comprend, de réagir ainsi, alors que son pays sort à peine d’une période d’instabilité pour émerger enfin. Comment ne pas mettre au défi tous les vilains, avec rage, avec hargne, avec cette dimension de duende dans le défi qui rend tous les hommes grands, capables de transcender l’horreur ? Oui, on le comprend.
On comprend aussi la réaction sécuritaire, la Turquie qui coupe les réseaux sociaux pour que les images ne circulent pas trop et ne profitent pas aux rebelles du PKK qui sont potentiellement les auteurs de l’attentat. Oui, on comprend, en gros, aussi bien les français qui se sont précipités en terrasse au lendemain du 13 novembre, les internautes ayant juré d’aller en vacances en Tunisie que les prolongations d’état d’urgence et les dénis de droit qui s’ensuivent, un peu partout. Par contre, force est de constater que cela ne change rien ou alors pas grand-chose. Alors, quelles solutions contre ce qui n’est pas une guerre, ce qui prend pour terrain notre quotidien, à vous, à moi, à tous, pour des tas de raisons hétérogènes, certaines idéologiques, certaines territoriales, d’autres encore pseudo religieuses ?
Comme tout le monde, j’essaie de réfléchir. Certes, je suis une Bisounours, spécialiste de pas grand-chose. Et malgré tout, même moi je peux voir qu’une série d’attentats revendiqués par le PKK en Turquie, alors que le pays est au bord d’une possible implosion du fait des tensions à sa frontière, des réfugiés et du problème kurde n’a rien à voir avec un pays d’Afrique qui voit son avenir enfin dégagé compromis par un AQMI vieillissant et en perte d’influence voulant concurrencer Daesh. Et tout cela n’a encore rien à voir avec la tentative de conquête de territoire en Tunisie la semaine dernière, rien à voir avec l’Irak. Et rien non plus à voir, finalement, avec les lance-missiles Stinger, capables d’abattre un avion de ligne, qui auraient été heureusement confisqués par l’armée algérienne à un groupe terroriste près de la frontière tunisienne. Pourtant, tout, on appelle tout terrorisme, parce que c’est un mode d’actions, que l’on commence à bien connaître mais qui mute, bien sûr, au fil du temps.
Car les choses ont bien changé depuis le XXème siècle et sa Résistance héroïsée au nazisme, ses guerres de décolonisation à base de guérillas, sa stratégie de la tension promue par les groupes d’extrême-gauche espérant faire basculer, en Italie ou ailleurs les sociétés vers la Révolution Marxiste. Les choses ont bien changé à commencer par la posture intellectuelle que l’on a face à ces violences aveugles. Hier, bien des intellectuels y voyaient un mode d’action légitime, devant amener ou à une libération territoriale, comme dans le cas du colonialisme ou même des revendications indépendantistes irlandaises ou basques; ou bien idéologique, dans le cas des attentats d’extrême-gauche ou droite. Des Foucault défendant la révolution iranienne, des Sartre jugeant légitime les actions maoïstes, des intellos pour glorifier le Che devenu icône populaire, on en avait treize à la douzaine. Et si je parle d’intellectuels français, en dehors de leur domination effective d’une part conséquente de la pensée sociologique et politique des années 60-70, il faut aussi y voir mon inculture, parce que je gage qu’ailleurs, on trouvait pas mal d’équivalents, clivés pour ou contre l’un ou l’autre bloc. C’est cela, après tout, le bipolarisme du monde.
Alors oui, les choses ont changé. Désormais, le terroriste n’a plus d’excuse, il est un monstre, profondément extérieur à nous, presque inhumain. On le déchoit de sa nationalité, on le nie dans sa religion, bref, il n’est pas nous. Certes, quelques fois, on souhaiterait presque le justifier et l’on entend une ou deux voix timides adouber la résistance palestinienne ou même kurde. Mais dans l’ensemble, la condamnation est unanime. Pourtant, les terroristes ne cessent pas et même, ils séduisent de plus en plus de gens affaiblis qu’ils fascinent et à qui, ils proposent une alternative certes finale mais vécue comme transcendante. Comment, pourquoi?
La majeure partie des terrorismes actuels sont censément inspirés par des idéologies religieuses. Ils se justifient dans des interprétations qui seraient des retours à la pureté originelle de la parole divine. Mais à dire vrai, ils procèdent d’une modernité évidente. Déjà, parce que l’idée de la pureté telle qu’elle est présentée n’est pas tant religieuse que nationaliste. Ensuite, parce que la dimension médiatique du terrorisme, à base d’effets spéciaux, de novlangue, de magazines et de films de propagande à gros budget est là aussi directement un produit de la contemporanéité. Et, avec Jean Baudrillard, je ne peux que dire que, et je cite, « au lieu de déplorer la résurgence d’une violence atavique, il faut voir que c’est notre modernité elle-même, notre hyper modernité, qui produit ce type de violence et ces effets spéciaux dont le terrorisme fait partie lui aussi ».
Et cela est aussi un produit de la modernité que de voir que les aspirants terroristes ne sont pas tous issus de populations sans espoir ou opprimées mais parfois, viennent de milieux sociaux moyens, éduqués, dans la norme, quoi. Et alors, faut-il voir dans leur attitude nihiliste, délétère, l’équivalent plus radicalisé du refus de consentement que l’on constate partout face à des systèmes politiques confisqués par, là encore, une modernité qui nie l’humain ? Expliquer n’est pas justifier, bien entendu. Mais comprendre, aujourd’hui, est une nécessité car force est de constater que le terrorisme se propage comme une peste partout, alors même que, dans chaque région du monde, les raisons invoquées par les groupuscules violents sont différentes et parfois concurrentes. Mais une fois qu’on a exploré – cela prendra des décennies, les fondements de cette flambée-là, une fois que l’on aura compris, comment pourra-t-on combattre ce phénomène, l’éradiquer peut-être, pour protéger nos enfants, nous-mêmes, de l’horreur aveugle ?
Chacun, naturellement, veut la sécurité, et la stratégie actuelle est d’y sacrifier la liberté individuelle. Des états de plus en plus policiers pour compenser une société vécue comme de moins en moins policée, donc. Mais est-ce que cela marchera autrement que ponctuellement ? Je ne le crois pas, car si l’une des raisons qui poussent les terroristes à agir est la négation de l’humain dans ce qu’il a de besoins symboliques et de sentiment de légitimité et d’existence, alors ce n’est pas encore plus de répression qui réglera la question. On pourra, de cette manière, arrêter un attentat après l’autre, mais pas détruire l’aspiration et la fascination pour la mort transcendante. Alors que faire ?
Évidemment, je n’ai pas de solution. La seule chose que je puisse tenter est de contribuer à une pensée complexe – selon les termes d’Edgar Morin, une pensée humaniste et analytique du monde pour essayer de comprendre et tisser des liens entre tous ceux qui, peut-être, collectivement, trouveront une réponse meilleure que le simple fatalisme bravache. Car l’ennemi n’est pas un monstre, c’est un humain dévoyé par une idéologie qui elle est simpliste, qui elle, justifie tout à l’aune de ses revendications, qui elle, justifie la contagion terroriste comme une réponse unifiée à des problèmes uniques. Alors qu’en réalité, il s’agit d’une multitude de cas différents les uns des autres et qu’il n’y a pas d’unité idéologique entre Daesh et les terroristes chrétiens d’extrême-droite américains, entre le PKK et les shebabs, et même pas d’unité idéologique entre Daesh et AQMI. Et ce, si tant est qu’à la tête de Daesh ou de ces groupuscules de gangsters, on trouve vraiment de l’idéologie et pas simplement de gros comptes en banques et une marionnette agitée dans le vent.
Alors, combattre le simplisme par la réflexion, promouvoir l’échange en analysant au cas par cas. Et, en parallèle, commencer à penser un système politique refondé, tenant compte du déséquilibre systémique actuel. Remettre la réflexion au cœur de l’action, au cœur de la communication, rendre aux gens l’idée qu’ils peuvent penser et, se faisant, changer le monde plus sûrement que par la violence et le rejet de l’autre. Voilà, peut-être, le travail que nous allons devoir faire dans les décennies qui arrivent et qui verront nécessairement la résolution – je l’espère dans le moins de douleur possible, de ce paradigme meurtrier.
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